Connais-tu un peu le basketball toi? Moi, pantoute.
Je m’y suis intéressé pour la première fois quand, dans une discussion sur r/dataisbeautiful1, j’ai appris que le basketball était devenu plate à mourir... et que ce serait la faute des maths.
Rapidement, en approfondissant le sujet, je suis tombé sur une comparaison entre deux images :


La différence est frappante! Ça saute aux yeux, même pour une personne qui ne connaît rien au basket comme moi. On comprend rapidement que quelque chose de gros a dû se produire pour que les lancés se concentrent tous dans les mêmes zones du terrain, comme ça.
Qu’est-ce qui s’est passé?
En fait, au basket, on ne fait pas le même nombre de points selon où on se trouve quand on tire au panier :
Chaque lancé réussi vaut 2 points.
Sauf derrière la ligne en forme de D, où chaque lancé réussi vaut 3 points.
Des experts ont analysé les données d’une tonne de matchs, et ils ont conclu que, probabilistiquement parlant, il n’y a que deux endroits où ça vaut la peine de tenter un lancé :
Tout près du panier, parce que c’est plus facile
Ou derrière la ligne en D, parce que ça donne un point de plus.
Aujourd’hui, pratiquement tous les joueurs évitent de lancer à partir des zones intermédiaires. C’est un trop gros risque pour trop peu de points. Vaut mieux se rapprocher du panier quand c’est possible, ou s’éloigner derrière la ligne en D pour faire 3 points c’est quand impossible.
Pour les équipes, c’est la meilleure chose à faire, puisque ça maximise leurs chances de gagner...
Mais ça a aussi rendu les parties prévisibles (et donc plates), parce que tout le monde joue pareil. 🫠
Ce qui était au début une stratégie brillante — appliquer les mathématiques au sport — est devenu un standard. Et cette standardisation du jeu est en train de tuer le plaisir qu’on peut prendre à regarder des gens jouer au basket.
En tout cas, c’est ce que croient plusieurs fans que j’ai pu lire sur Reddit!
Au final, en plus, tout ça est un peu la faute de Brad Pitt. 😜
As-tu déjà vu le film Moneyball? C’est l’histoire vraie de Billy Beane, le directeur général d’une équipe de baseball déchue, qui décide de révolutionner son sport en se basant sur les statistiques plutôt que sur l’intuition.
Au lieu de recruter des joueurs selon les critères habituels, Beane et son analyste, Peter Brand, utilisent les stats pour trouver des joueurs sous-évalués qui excellent dans des aspects spécifiques et mesurables du jeu.
Au final, avec une fraction du budget des grandes équipes, ils ont connu une saison exceptionnelle.
Depuis, son approche s’est répandue. Toutes les équipes se sont mises à embaucher des analystes de données, et cette mentalité que les stats sont plus fortes que l’intuition ou l’expérience s’est propagée à plusieurs sports, incluant le basketball.
Quand j’ai parlé de Moneyball et de ce qui se passe dans le monde du basket dans une de mes infolettres il y a plus d’un an, j’ai reçu une avalanche de réponses de fans de sports en tous genres. Ça allait du soccer au hockey en passant par la nage synchronisée. 🤯
Leur constat? Maintenant, tout le monde joue pareil. L’optimisation mathématique a tué la diversité du jeu.
Autrement dit, les maths ont aidé les équipes à gagner, mais ont rendu le sport moins intéressant à regarder!
Il n’y a pas que le monde du sport qui est influencé par les statistiques!
Notre obsession pour les données est en train de rendre notre monde au complet prévisible et ennuyeux.
Faut pas chercher bien loin pour voir la tendance : regarde juste la quantité de sequels, de prequels et de spin offs qui sortent au cinéma!


Y a toujours un film Marvel ou un truc dans l’univers de Star Wars qui sort quelque part.2 Je ne sais même plus combien de fois ils ont rebooté Spiderman, on a en ce moment des spin offs du Seigneur des anneaux et de Game of Thrones à la télé en même temps et ils s’apprêtent à reprendre Harry Potter de zéro aussi. 😬
On dirait que les studios ne veulent plus prendre de risque avec de nouvelles histoires.
Ils ont fait les maths, et les franchises connues rapportent beaucoup tout en garantissant le plus petit risque possible.
Mon copain — qui était un grand cinéphile dans une autre vie — m’a déjà dit que le pitch de base pour un film à Hollywood ressemble à :
« C’est un mélange de [Film qui a bien marché] et [autre film qui a bien marché] sauf que [petit élément de différentiation]. »
Pourquoi changer? Pourquoi innover? Pourquoi inventer?
Pourquoi créer quelque chose de nouveau quand les données peuvent prédire ce qui fonctionne?
L’impact sur les réseaux sociaux.
En marketing, on est obsédés par les données depuis looongtemps.
Ça fait des années maintenant qu’on optimise nos taux de conversions, qu’on chasse les likes ou les « métriques d’engagement », qu’on regarde le temps passé par l’utilisateur à regarder une vidéo, et plus encore.
On s’affaire à comprendre les algorithmes, à découvrir les formats qui fonctionnent le mieux, l’heure parfaite pour publier, etc.
Et qu’est-ce qu’on obtient, en échange de tout ce travail?
Les plateformes sont en train de sortir les créateur·ices de l’équation!
Sur les réseaux sociaux, on est plusieurs à traverser une crise de sens.
Il me semble qu’il n’y a pas si longtemps, on avait des conversations intéressantes avec les gens? On apprenait. On découvrait. On échangeait pour vrai avec notre communauté.
Quand je passais du temps sur LinkedIn ou Instagram, oui, j’étais diverti, mais aussi nourri? 😅
Maintenant, tout ce que les réseaux veulent, c’est maximiser mon temps passé sur leur plateforme pour pouvoir vendre plus de publicité.
Tout comme les joueurs de basketball qui se concentrent uniquement sur les tirs les plus « rentables », les algorithmes des réseaux sociaux optimisent pour qu’on reste des heures scotchés devant notre écran3, souvent au détriment de la diversité et de la pertinence véritable du contenu.
Avec les algos à la TikTok qui se démocratisent, c’est encore pire ; on ne peut même plus être intentionnel·les sur ce qu’on désire voir. C’est exaspérant!
Plutôt que de nous montrer ce que créent les humains qu’on a volontairement décidé de suivre, l’algorithme dit « par intérêts » va trouver le truc abrutissant auquel on est étrangement addicts, pour nous garder captif·ves.
Récemment, Francis Jette partageait ces 2 graphiques dans une publication LinkedIn4. Ils sont tirés du Widely Viewed Content Report de Meta :
Je te cite Francis :
« Le contenu provenant de pages auxquelles on est abonné représente 0% du fil d’actualité.
Tu as bien lu, 0%!
En d’autre termes, le reach organique des pages provient de moins en moins des abonnés et de plus en plus de l’algo de recommandation à la TikTok! »
Autrement dit, comme utilisateur, j’ai beau décider que j’adore lire Francis et faire le choix de m’abonner à ses différentes pages, l’algorithme ne va pas me montrer ses contenus. 🫠
Tu auras compris que ça éclate complètement le modèle du marketing de contenu qui prévalait ces dernières années, celui où on construisait patiemment une communauté engagée, abonné après abonné.
Pendant des années, on nous a répété : « Crée du contenu de qualité, bâtis ta communauté, reste authentique, et tu verras des résultats. »
Aujourd’hui, même si tu as 10 000 abonnés fidèles, l’algorithme pourrait très bien décider de ne montrer ton contenu à... personne.
Parce que ce qui compte maintenant, ce n’est plus la relation entre la personne qui crée et son audience. Les créateur·ices sont devenues interchangeables.
Est-ce qu’il y a des exceptions? Bien sûr.
Les réseaux sociaux ne sont pas non plus un trou noir absolu.
Je publie ce texte sur Substack parce que je constate que c’est un des rares espaces où on encourage les créateur·ices à publier des contenus longs, articulés et réfléchis.
Il m’arrive aussi encore, à l’occasion, d’avoir des échanges intéressants dans les fils de commentaires sur LinkedIn. Et j’ai toujours du plaisir à regarder les stories des entrepreneur·es que je suis.
Je constate juste que pour une entreprise qui cherche à bâtir une communauté engagée pour vrai, les réseaux sociaux ne sont plus ce qu’ils étaient avant.
Les coachs Instagram de ce monde se moquent souvent des personnes qui se positionnent en victimes de l’algorithme.
Mais à ce point-ci, c’est malhonnête de prétendre qu’il suffit de « créer du bon contenu » pour que tout le temps qu’on investit à publier sur les réseaux sociaux soit rentabilisé.
J’ai un peu le sentiment qu’on essaye de nous enfoncer les contenus courts dans la gorge à coups de statistiques impressionnantes, en nous répétant que c’est ce que les gens préfèrent, ce qu’ils consomment le plus, etc.
Sauf que ce que personne ne semble dire, c’est que si les contenus courts sont bons pour divertir, ils restent pas mal moins efficaces pour convertir.
Surtout quand tu t’adresses, comme moi, à des humains intelligents et curieux, qui aiment aller au fond des choses.
D’ailleurs, on n’a même pas encore parlé de l’IA!
ChatGPT est justement un modèle probabiliste.
L’IA ne fait pas de la littérature ou des sciences humaines.
Les modèles de langage élargis comme GPT ou Claude sont, eux aussi, basés sur les données et les statistiques. Ce sont des modèles probabilistes.
Plus précisément, ces modèles sont :
Génératifs,
Approximatifs, et
Stochastiques.
Ce sont des modèles qui génèrent du texte, un mot à la fois (génératifs). Ils prédisent le prochain jeton5 en se basant sur la probabilité que certains mots apparaissent ensemble (approximatifs). Le tout en ajoutant un peu de hasard à chaque étape pour plus de variété (stochastiques).
Je pourrais écrire un texte entier rien que là-dessus, mais les modèles comme ChatGPT ne raisonnent donc pas. Ils se contentent d’aligner les mots les plus probables, en se basant sur les patterns observés dans des tonnes de textes.
Et comme à toutes les fois qu’on essaye d’optimiser quelque chose en se fiant uniquement à des données et à des statistiques, le résultat final, c’est une lente homogénéisation.
Ça fait des années que je répète que l’IA, à mon avis, peut nuire à la créativité.
Pour moi, c’est évident que les modèles de langage larges sont moins créatifs que les humains. Je déteste les utiliser à l’étape du brainstorm parce que je trouve qu’ils me sortent toujours les idées les plus attendues, les plus convenues ou les plus évidentes.
Mais il y a des gens qui sont en total désaccord avec moi sur le sujet!
À leurs yeux, c’est l’inverse qui est vrai : l’IA leur permet clairement de sortir des meilleures idées à l’étape du brainstorm.
Doshi et Hauser (2024) ont mené une expérience6 où ils ont demandé à des gens d’écrire des mini-histoires. Certaines personnes avaient accès à des suggestions de GPT-4, d’autres non.
Voici ce qu’ils ont découvert:
Pour les personnes naturellement peu créatives: l’IA les a aidées à écrire des histoires jugées plus créatives.
Pour les personnes déjà créatives: l’IA n’a PAS amélioré leur créativité. En fait, ils faisaient souvent mieux sans!
Mais ce n’est pas ce qui m’a le plus marqué dans leur papier.
Pour moi, LA chose la plus intéressante dans les résultats, c’est que les histoires produites avec l’IA étaient beaucoup plus similaires les unes aux autres.
Collectivement, l’utilisation de l’intelligence artificielle à l’étape du brainstorm entraîne une homogénéisation des créations.
Bon, c’est cool de dire ça et de citer une étude, mais il n’y a rien de plus convaincant qu’un exemple concret, et j’en ai un! Cet exemple absolument délicieux, je le dois justement à Francis, dont je t’ai déjà parlé un peu plus tôt.
Le cas des tyroliennes
Le jour du poisson d’avril, Francis est tombé sur une municipalité québécoise qui annonçait l’ajout d’une tyrolienne pour faciliter la traversée du fleuve.
Sur le coup, il n’a pas trop fait attention à la publication. C’est un bon poisson d’avril.
Mais un peu plus tard dans la journée, il est tombé sur une autre publication par une autre ville du Québec, qui faisait exactement la même blague. Puis une autre. Puis une autre.
Alors, Francis s’est mis à chercher. Et il a trouvé plein de poissons d’avril similaires, partout à travers le monde :









Je ne veux pas présumer, mais d’après toi, est-ce qu’il serait possible qu’une partie de ces personnes aient brainstormé leur poisson d’avril avec ChatGPT?
Dans un contexte où les équipes de communication on de moins en moins de budget, alors qu’on leur demande de publier sur de plus en plus de plateformes?
Ce que les gens oublient, quand ils utilisent ChatGPT pour générer des idées, c’est que le modèle risque de donner les mêmes idées à leurs collègues ou à leurs compétiteurs.
Quand on connaît sa nature probabiliste, c’est facile de comprendre pourquoi l’utilisation massive de l’IA générative risque d’entraîner une homogénéisation des contenus.
Alors, on fait quoi?
Je ne dis pas qu’il faut jeter les données à la poubelle.
Les statistiques ont leur place. Elles nous aident à comprendre ce qui fonctionne, à prendre des décisions éclairées, à éviter de répéter les mêmes erreurs et à mesurer le risque.
Mais quelque part dans notre quête d’optimisation, on s’est perdus.
Les équipes de basketball qui entraînent leurs joueurs à tirer seulement près du panier ou derrière la ligne à trois points gagnent peut-être plus de matchs, mais ils ne créent pas les moments magiques qui font tomber en amour avec le sport.
Dans le monde du baseball, il y a présentement une épidémie de blessures causées par le style de jeu qui a été encouragé par Moneyball. Est-ce que ça vaut la peine d’optimiser autant si les lanceurs font des carrières de plus en plus courtes?7
Les studios qui recyclent les mêmes franchises font peut-être plus d’argent, mais ils ne créent pas les films dont on va se souvenir 20 ans plus tard.8
Les algos à la TikTok nous gardent peut-être scotchés à nos écrans, mais ils ne créent pas les connexions humaines authentiques qui nous nourrissent vraiment.
Et l’IA nous fait peut-être gagner du temps, mais au prix de l’originalité, de la diversité et potentiellement de notre cognition.9
Au fond, ce qui me préoccupe, c’est qu’on est en train de sacrifier ce qui rend la vie intéressante sur l’autel de l’efficacité.
La surprise. L’originalité. La diversité. Le risque. L’imprévu.
C’est ça, le paradoxe : plus on optimise, plus on devient prévisible. Et plus on devient prévisible, plus on se fond dans la masse.
Je ne prétends pas avoir toutes les réponses.
Mais peut-être qu’il faut oser tirer parfois depuis la zone intermédiaire du terrain, même si ce n’est pas statistiquement la meilleure décision.
Peut-être qu’il faut créer du contenu long et réfléchi, même si l’algorithme préfère les vidéos de 15 secondes.
Et peut-être qu’il faut brainstormer avec des vraies personnes autour d’une table et d’une grande feuille de papier, même si ChatGPT est plus rapide.
Parce qu’au final, si tout le monde joue pareil, personne ne se démarque.
Les maths peuvent prédire ce qui fonctionne. Mais ce n’est pas à elles de décider pour nous ce qui compte vraiment.
Ce subreddit est absolument délicieux en passant. J’y fait souvent de belles trouvailles!
Je dois toutefois avouer qu’Andor est une série absolument délicieuse que je recommande avec enthousiasme. 😇
Visiblement ça fonctionne. En 2024, les 18-34 ans au Québec passaient presque 4 heures par jour sur les réseaux sociaux. Ce sont les chiffres de la dernière enquête NETendances.
Tu peux suivre Francis sur LinkedIn. C’est un excellent conférencier, et un des experts que j’aime suivre pour tout ce qui touche les médias sociaux.
Token en anglais. Il s’agit d’un mot ou parfois même d’un fragment de mot.
Doshi, A. R., & Hauser, O. P. (2024). Generative AI enhances individual creativity but reduces the collective diversity of novel content. Science Advances, 10(28), eadn5290.
Sur ce sujet, tu peux lire Arms Are Flying Off Their Hinges.
Et ça fait du bien de voir les studios prendre des risques avec des trucs weirds et délicieux comme KPop Demon Hunters.
Oui, j’abuse des notes de bas de page. Mais je voulais te dire que j’ai bien envie d’écrire un prochain texte sur les dangers pour notre cerveau d’utiliser trop l’IA.